La Dynastie Tairraz
© Photographie Alpine 2012
Pour les amoureux de montagne, les photographies signées Tairraz font partie du mythe chamoniard. De retour de course, les alpinistes ou les simples promeneurs recherchent toujours des images « d’en haut », comme pour prolonger le rêve. Aux Confrontations, on se rappelle des devantures des librairies ou de certains marchands de souvenirs savoyards dans les années 80 : immanquablement, certaines photos sortaient du lot, avant même qu’on ne reconnaisse le P majuscule et magistral de leur auteur, Pierre Tairraz.
Gex est une ville de montagne, adossée aux falaises jurassiennes, balcons idéals pour celui qui, franchissant le col de la Faucille, découvre le panorama époustouflant de la chaîne des Alpes. Le Mont-Blanc fait ainsi partie du quotidien Gessien, comme une immense toile accrochée aux cimaises de notre région. Impossible dans ces conditions de ne pas accorder une place de choix et même une place d’honneur aux photographies d’altitude. Inviter la dynastie de ceux qui furent les pionniers de cet art, artistes mais aussi aventuriers, contemporains des frères Bisson, était donc une évidence pour cette deuxième édition des Confrontations Photo de Gex. Joseph, Georges, puis Georges II étaient guides ; Pierre Tairraz leur descendant, leur égal. Ce statut et les compétences exceptionnelles qu’il requière leur ont ouvert des espaces vierges, sauvages, extrêmes que seuls les initiés peuvent atteindre. Mais au-delà de la performance, leur savoir-faire leur a offert avec la plus grande des libertés, un regard aiguisé sur le monde de l’altitude. Ce regard ils l’ont transformé en ode dès lors qu’ils l’ont fixé au travers du viseur de leur appareil photographique. Du pied des séracs, ils ont ramené dans leur vallée des images sublimes pour les terriens médusés que nous sommes …
Entretiens avec Madame Danièle Tairraz et ses deux filles, Valérie Pesenti et Caroline Soissons
QQuatre générations de photographes, c’est unique. Savez-vous comment s’est transmise cette passion de père en fils ?
Tout a commencé en 1857. En se rendant chez le dentiste à Genève, Joseph Tairraz a acheté un appareil photo qu’il a rapporté à Chamonix. Il a alors commencé à prendre en photo les nombreux touristes anglo-saxons, les premiers alpinistes et les artistes qui fréquentaient la vallée à cette époque, mais aussi les habitants de la vallée. Après quelques années de portraitiste, ses photos « ont pris de l’altitude ». La transmission qui s’est faite ensuite, a été comme le cheminement de gens ouverts et curieux, dans une vallée en mouvement. Ils aimaient la montagne et leur plaisir était de faire partager lʼidée de cette force et de cette beauté. Lʼévolution s’est faite ensuite, de génération en génération, depuis lʼatelier de portraitiste dans la vallée jusque vers les plus hauts sommets. Chacun avec une personnalité forte, ils ont tous les quatre donné à voir une montagne à chaque fois renouvelée.
QLes quatre Tairraz étaient des professionnels de la montagne. Est-ce que l’un des membres de la famille a repris le flambeau comme guide ou comme photographe ?
Pierre n’avait pas le titre de guide, bien qu’il soit leur égal et leur ami. Il a d’ailleurs réalisé de nombreux livres et film avec d’autres grands noms de la montagne. Personne n’a repris le flambeau des sommets ou de la photographie mais Pierre nous a vraiment fait partager la montagne. Cependant, même si nous avons toujours entendu parler dʼune sorte dʼévidence, dans la transmission dʼun regard de génération en génération, il disait que le passage de cette passion de père en fils, ou en fille n’était pas une fatalité.
QVous souvenez-vous des appareils photo utilisés par les Tairraz ?
Joseph utilisait une chambre 21X27 cm. Il développait ses collodions humides en altitude sous une tente spéciale qu’il montait avec lui; Georges transportait une chambre 50X60, l’ensemble de son matériel, porté par une nombreuse équipe, pesant plus de 250 kg. Georges II a introduit le film 35 mm dans cette dynastie de l’image en réalisant de nombreux longs métrages dont « le 3ème homme sur la montagne » pour Walt Disney. Il s’initia ensuite au film 16 mm pour réaliser d’autres grandes œuvres avec ses amis Gaston Rébuffat et Roger Frison-Roche qui devint également l’ami de Pierre et son compagnon d’aventure cinématographique.
Diplômé de l’IDHEC, Pierre l’était également de l’école Vaugirard, future Ecole Nationale Louis Lumière et la photographie tint toujours une place particulière dans son cœur. Pour ses dernières séries, il utilisait un Leica R7 et un moyen format Fuji 6X9. Dans les années 70, il introduisit la couleur dans le fonds photographique familial qu’il enrichit également par ses nombreux voyages bien au-delà de sa chère vallée chamoniarde.
QDe combien d’images se compose le Fond Tairraz ?
Le fonds se compose actuellement de 12 à 15000 photos (Pierre estimait que sur l’ensemble 2000 environs étaient dignes d’intérêt). Malheureusement, une grande partie des plaques de verre de Joseph et de son fils Georges I ont été perdues en 1920 lorsqu’une inondation a détruit le stock conservé dans la cave familiale.
QQu’allez-vous proposer aux Confrontations ? Quelle sera la plus ancienne et de quelle type de photographie s’agit-il ? Quelle sera la plus récente ?
Une quarantaine d’images. La plus ancienne est un tirage au collodion humide de Joseph qui serait la première photo prise au sommet du Mont-Blanc en 1861. Les plus récentes, pour l’heure, et bien que Pierre ait continué son oeuvre photographique jusqu’en 2000, sont des photos couleur qui’il a réalisées vers 1978.
QComment avez-vous fait votre choix parmi toutes ces photos ?
Le choix s’est fait un peu « au feeling » entre des photos emblématiques du travail des Tairraz et d’autres dont le choix fut dicté par des considérations plus affectives. La rétrospective mettra donc en scène de nombreuses photos plus confidentielles qui n’ont jamais été exposées, même lors de la dernière rétrospective importante à Grenoble en 2008 (« la saga Tairraz, photographes de montagne 1861-1977). De toutes ces images s’échappent des idées d’harmonie, d’équilibre, une invitation à la contemplation, la méditation… Ce sont des propositions.
QParlons un peu de Pierre. Comment allait-il à la recherche de la « belle image » ? Quels étaient ses sujets préférés ?
Comme ses prédécesseurs, Pierre avait le « sentiment de la montagne ». Il partait rarement sans un appareil, mais ne prenait pas toujours de clichés. Il connaissait les lieux d’où pouvait naître la surprise, l’instant propice concernant la lumière : cet instant qui révèle la transparence, l’équilibre des masses.
Pour Pierre, « la photo est un regard, celui qu’on pose sur le monde et qui le fait exister ».
QPour lui, qu’était une bonne photo ?
« S’il fallait en quelques mots raconter une histoire de la photo dans notre famille, je dirais que c’est l’histoire d’une quête d’horizons » (P. Tairraz in Montagnes Magazine – février 1992). Dans ce même article, il citait également son père lui conseillant simplement : « tu veux faire une belle photo ? Utilise tes yeux… »
Au-delà de la technique, c’est peut-être celle dans laquelle on se perd…
QY-a-t-il une photo qu’il rêvait de réaliser ?
Difficile de répondre, mais en observant ses derniers travaux, on peut y déceler une forme dʼépure, une tendance à lʼabstraction et cette présence particulière et forte de la lumière.
QAuprès des photographies Tairraz seront exposés de talentueux photographes de montagne représentant une nouvelle génération d’artistes. Que pensez-vous de cette confrontation ?
C’est une bonne idée qui permet d’ouvrir un dialogue. Ils sont talentueux. Et puis l’univers continue à bouger et l’on ne peut s’enfermer dans une seule vision de la montagne.
QQuel fut à votre avis l’influence des Tairraz sur la photo de montagne ?
Ces photographes ont proposé des images, les ont données à voir. Leur désir était sûrement de faire découvrir lʼunivers de la montagne quʼils aimaient. La réponse appartient alors à ceux auxquels ces images ont parlé.
QQu’avez-vous envie que les scolaires et les spectateurs qui se déplaceront à Gex retiennent de cette rétrospective ?
« Ouvrez vos yeux et regardez… » Les questions des enfants et des adolescents sont toujours intéressantes. J’aime l’intelligence de leur regard et la grande liberté avec laquelle ils apprécient les photos »
QQu’évoque pour vous la notion de « confrontation » en photographie ?
Je l’imagine comme un dialogue. C’est partager différents regards : les mettre en présence pour échanger ne peut qu’être positif et constructif.
C’est donc une rétrospective digne d’un musée, exceptionnelle et inédite que nous offriront avec passion et générosité Madame Danièle Tairraz et ses deux filles, Caroline et Valérie : plus d’un siècle d’histoire de la photographie de montagne de 1861 à 2000.
En attendant octobre, vous pourrez découvrir ou redécouvrir la « saga » des Tairraz et certaines de leurs images au travers des nombreux livres qu’ils ont illustrés, mais aussi à la Librairie des Alpes à Paris ou dans ce temple de la photo alpine que constitue la galerie Photographie-Alpine à Chamonix.