Cédric Delsaux

Cédric Delsaux

© 2016 Cédric Delsaux par Swan Delsaux-Duval

Zone de repli…
En 2012, Cédric Delsaux avait exposé aux Confrontations quatre de ses séries, dont les incontournables « Dark Lens » et « Nous reviendrons sur terre » qui avaient à juste titre réunis le public et la critique. A l’époque déjà, Delsaux évoquait un projet lui tenant particulièrement à cœur et à mille lieux de ses travaux précédents, « Zone de repli » : réalisation au long cours que lui inspirait la terrible « affaire Romand »… Habitué, et sans doute motivé, par les grands écarts créatifs, il se décrivait alors bouleversé par ce fait divers tragique qui avait défrayé la chronique, presque vingt ans plus tôt au cœur du Pays de Gex.
Par quel biais alors raconter ce « Syndrome Romand » que Delsaux décrit comme la fiction dont on peut parfois affubler sa vie ? Mainte fois analysée, et même portée à l’écran1, ce fait divers méritait une approche pudique et prudente, en tout cas bien autre chose qu’une harangue de bateleur. Si vous pensez trouver dans « zone de repli » d’obscènes indiscrétions, passez votre chemin : ce projet, et ce livre, ne sont pas l’histoire du crime de Romand, mais une troublante et angoissante litanie de lieux où suinte lourdement l’ennui de journées interminable et vide. Là est le talent de Delsaux…
Seul sur les traces de Romand, enfermé dans sa voiture aux vitres embuées, Delsaux nous fait ainsi découvrir une part effrayante et fascinante, des dix-huit années au cours desquelles un père de famille partait chaque matin ne rien faire d’autre que se cacher, attendre, et se replier sur ses pensées. « Zone de repli » est le véritable décor de la réalité fictionnelle que cet homme déséquilibré avait fait de sa vie, et qui devait le mener inexorablement à la tragédie.
Dans cette spirale du mensonge, il n’y eut qu’une longue succession d’errances narcissiques, de motels en parkings, de friches en vallées brumeuses et de mensonges en ligne rouge finalement franchie…

1 D’après le livre « L’adversaire ». Emmanuel Carrere, ed. P.O.L. 2000.

ZDR petite chaumière

ZDR Autoroute des titans A40

Copyright © 2016 Cédric Delsaux

ZDR Foret d'automne

Les 6 questions Conf' à Cédric Delsaux

1

Pourrais-tu nous dire en quelques mots ta vision de « l’affaire » Romand ?

Difficile de répondre en quelques mots… Tout ce qu’il s’y joue, s’y est joué, est lourd, complexe et entraîne de multiples conséquences. Il faut faire attention à ce que l’on avance. Pour faire court, je dirai que cette affaire continuait à me regarder bizarrement, moi personnellement, plus de 20 ans après les faits, et je crois qu’en définitive, elle nous regarde tous. L’affaire Romand est, à mon sens, devenue un syndrome Romand. Un trouble auquel personne ne peut totalement échapper. Et ce trouble quel est-il ? On pourrait le résumer ainsi : faire de sa vie une fiction à laquelle on s’accroche coûte que coûte, comme la seule réalité possible. Romand pour le faire émerger a poussé ce symptôme au-delà de la démesure : jusqu’à la tragédie.

2

Pourrais-tu nous dire quand est né le projet Zone de Repli ? Qu’est ce qui l’a motivé ?

J’y pense depuis de nombreuses années, depuis la lecture de l’Adversaire d’Emmanuel Carrere en 2000 précisément ou il racontait toute l’histoire dans le détail. Ensuite, il m’a fallu un déclic et ce fut France(s) Territoire Liquide, un collectif de 43 photographes dont j’ai été l’un des fondateurs et qui proposait à ses membres de tenter une expérience nouvelle sur une portion du territoire français. Je fus le premier à choisir le mien, le pays de Gex, sans n’y avoir jamais mis les pieds, simplement parce que j’étais comme hypnotisé par ce fait divers.

3

Faire un livre photographique sur un sujet comme celui-ci est un projet qui peut surprendre. Pourquoi ce livre ?

D’autant plus quand on sort d’un livre “grand public” comme Dark Lens, ou je faisais se côtoyer des lieux réels et des personnages de Star Wars et qui était, de fait, d’un abord bien plus facile ! Là, il faut accepter sa froideur, sa pesanteur même, ce n’est pas un livre agréable au sens de séduisant. Il demande des efforts. Il faut y revenir, formuler ses propres hypothèses. Et malgré tout, il reste énigmatique. C’est ce qui fait son charme… un charme austère, j’en conviens. Mais un livre qui m’étais devenu essentiel. Je ne voulais plus d’un livre qui ne soit qu’une accumulation de belles images. Un livre photo ne doit plus être qu’un objet rassurant, un objet lisse qu’on pose élégamment sur une table de salon. Il se doit d’être problématique. Il doit avoir une capacité à nous troubler, à nous faire sortir de nos habitudes, de nos conforts respectifs, autant le photographe que le spectateur. Le souci dans Zone de Repli, c’est qu’il n’y a rien à photographier… qu’une sensation, une angoisse. Un rapport ambigu et distancié aux choses qui nous entourent. Comment le dire, le faire ressentir visuellement ? C’est tout l’enjeu du livre.

4

Présenter Zone de Repli dans le Pays de Gex peut également générer des réactions que tu n’attends pas forcément. Qu’en penses-tu ?

Je ne sais pas à quoi m’attendre. Peut-être de l’hostilité pour certains, une forme de désapprobation, et peut-être une reconnaissance pour d’autres ou simplement de l’indifférence… Je ne sais pas. Ce qui me parait essentiel de dire c’est que zone de repli n’est pas un livre sur l’affaire Romand, on n’y apprend rien de nouveau, ni sur le pays de Gex, cela aurait pu se passer ailleurs, mais un livre à partir de cette affaire. Encore une fois tout mon projet photographique est sous tendu par la même idée : comment notre perception des choses est, pour une large part, redevable à la fiction préalable que l’on s’en fait. Et donc pour ma part, comment je suis entré en contact avec le pays de Gex simplement hanté par ce fait divers. Cela donne des images troubles, obscures… et belles, je trouve, à leur manière. J’espère, en définitive, que cela suscitera des réactions, quelles qu’en soient leur nature.

5

Qu’as-tu envie de dire au public pour présenter ce travail ?

J’ai souhaité organiser une rencontre avec le public, pour ceux comme moi que le sujet travaille ou dérangent, en un sens c’est plutôt moi qui ait envie d’entendre ce que dit le public. Comment ressentent-ils ces lieux que j’ai photographiés et qui leur sont familiers ? Y reconnaissent-ils leur pays de Gex ou se sentent-ils totalement “étranger” à cette façon de les montrer ? Ces questions m’intéressent. J’aimerais pouvoir en discuter avec eux. J’ai écrit un texte qui n’est pas dans la version définitive du livre photo et que je lirai en partie pour commencer notre conversation. Cette lecture se fera en collaboration avec un violoncelliste. J’aime ce mélange des pratiques, j’aime surtout l’intensité et la profondeur qu’apporte instantanément la musique. Ce sera, je crois, une belle façon de planter le décor.

6

Enfin, quel sens prend le concept de « Confrontations Photo » avec Zone de repli ?

Une zone de repli décrit un espace en retrait, refermé sur lui-même, l’idée de confrontation c’est l’idée inverse, celle d’aller vers l’autre, de prendre le risque de sortir de sa zone de confort pour engager un rapport plus direct avec le monde : avec le réel.
Cette confrontation est donc essentielle.